Ma vie de lesbienne

![Une devanture de pub en Irlande](/media/2019/07/pub.jpg)

Sur la table ne restent plus que nos verres vides et dans nos assiettes quelques traces, de coulis au fruits rouge et de chocolat respectivement. Je suis contente d'être avec elle. Ça faisait longtemps que nous n'étions pas sorties et je constate avec plaisir qu'elle est beaucoup plus détendue que quand nous nous sommes assises à table tout à l'heure.

Je me sens bien, j'ai pu me relâcher un peu moi aussi. Je n'ai pas croisé de regards inquisiteurs, le serveur n'a pas eu l'air d'hésiter en nous accueillant d'un dynamique «Bonsoir Mesdames !» avant de nous conduire à cette petite table isolée.

Nous échangeons encore quelques mots mais en pensées nous sommes déjà en train de rentrer chez nous alors nous finissons par nous lever et nous approcher du comptoir pour régler notre repas.

« Vous payerez séparément ? »

Ça y est. La confirmation est tombée. Oui, nous avons bien été perçues comme deux femmes et, comme de nombreux couples lesbiens nous recevons cette petite question innocente mais sinon homophobe au moins hétérocentrée. Pose-t'il la même question à toutes les paires de client approchant de sa caisse ? Demande-t'il systématiquement, quand il voit un homme et une femme ensemble, s'ils payeront séparément ? Deux femmes, mettant en commun leur argent ? À chaque fois, j'ai un peu envie de crier :

« Et oui ! On est ensemble. On est pas amies, c'est pas ma sœur. On est mariées, même. Y a pas que notre argent qu'on partage, si tu savais mon pauvre ! »

Ce genre de questions qui remet en doute notre existence en tant que couple, je pense que tous les homos y ont droit. Mais, étant une personne transgenre, tout est beaucoup plus compliqué. Je me réjouis sincèrement, à chaque fois, de recevoir cette question malgré l'hétérocentrisme qu'elle contient et le fait qu'elle mette notre couple en doute parce qu'elle montre que j'ai bien été perçue socialement comme une femme et qu'on ne m'a pas mégenrée. C'est hyper pervers comme truc.

C'est pervers pour moi personnellemet parce que ça fait rentrer en conflit deux composantes de mon identité : je suis une femme transgenre et lesbienne. Je ne peux m'empêcher de me réjouir parce que je me sens validée en tant que femme transgenre par quelque chose qui met hors de moi en tant que personne homo.

Mais c'est aussi pervers au niveau social, parce que ce genre d'opposition peut servir d'encouragement à des gens qui essayent de faire sortir le 'T' de «LGBT». Ce qui est fascinant dans l'histoire de toutes les luttes sociales, c'est l'étendue du spectre d'idées qu'on peut y rencontrer, et comment parfois des tendances idéologiques qu'on pourrait croire opposées se rapprochent simplement pour pouvoir taper sur une minorité définie. Les internets regorgent ainsi de «féministes radicales» qui excluent de leur combats les femmes trans, perçues comme des «hommes en mission d'infiltration dans les espaces féministes» (ça fait toujours bizarre de l'écrire à leur place tellement c'est con, je me demande comment ça les choque pas plus que ça mais passons). Le saphisme est naturellement adjacent à tous les combats féministes et n'est pas épargné par ce genre de tendance. Alors ce conflit intérieur que je ressens est un argument merveilleux pour des gens qui aimeraient faire passer les personnes transgenres pour des personnes privilégiées en position de pouvoir et dangereuses pour les «vraies» minorité homosexuelles.

En tant que personne transgenre, il est très facile d'intérioriser toutes ces idées nauséabondes et de trouver des milliers de choses à se reprocher. De se trouver effectivement privilégiée alors que quand on regarde les statistiques nous sommes une population plus marginalisée, plus à risque de faire des tentatives de suicide, moins bien soignée, plus agressée… Objectivement, non, nous ne sommes pas privilégié·es.

Et pourtant je ne peux pas m'empêcher de voir tout ce qui peut me différencier des autres lesbiennes en terme de privilèges. Je n'ai jamais eu à cacher à ma famille que j'aimais les femmes, il est naturel pour moi de tenir la main de femme dans la rue, je n'ai jamais ressenti et intériorisé de la honte parce que j'aime les femmes, alors que la pression lesbophobe de la société peut amener certaines femmes lesbiennes à trouver leur propre attirance sexuelle dégoûtante. Tout un tas de petits détails qui font en vérité beaucoup de bien et qui aideraient bien des femmes cis lesbiennes à se sentir beaucoup plus fortes.

Nous avons partagé nos vécus avec une collègue cisgenre et lesbienne au labo et je crois que nos histoires respectives nous ont beaucoup apporté à chacune parce que nous avons pu voir à quel point elles étaient proches. Comment les gens qui nous haïssent peuvent nous imaginer instables, se persuader que ce pan de notre identité n'est qu'une «lubie» qui nous passera — même des années après notre coming-out. Comment ils ont peur que notre image puisse être associée à la leur, que nous les contaminions socialement, jusqu'à ce que cet argument soit déguisé en soucis sincère et désintéressé pour notre vie sociale («mais nous nous avons les pieds sur terre, nous savons à quel point vous vous préparez à une vie de souffrance et nous ne voulons pas ça pour vous»). La plus grosse différence que nous ayons trouvé entre nous, c'est l'ordre dans lequel nous avons intégré et communiqué à nos proches ces deux informations fondamentales sur notre identité : «je suis une femme» et «j'aime les femmes». Les lesbiennes cis s'en rendent compte plutôt dans cet ordre, celles qui sont trans plutôt dans l'ordre inverse.

Mais ce qui m'a le plus marqué, finalement, c'est à quel point le spectre de la masculinité nous hante. Il y a tellement de clichés dans la culture populaire qui tentent de faire passer une femme lesbienne pour un homme, ce qui est la seule façon pour une société patriarcale et phallocentrée de concevoir la relation entre deux femmes. Les femmes transgenres, que nous soyons hétéros ou homos, on nous ramènera de toute façon toujours à l'identité de genre qu'on nous a imposée à la naissance. Difficile de naviguer entre les deux injonctions paradoxales : «vous vous hyper-féminisez, vous êtes des cararicatures misogynes» et «vous vous prétendez femmes ? vous ressemblez à des mecs». Pour les lesbiennes cisgenres, difficile aussi d'échapper aux contraires «ah, mais tu te prends pour un mec avec tes cheveux courts, là, à aimer les meufs ?» et «nan mais on croirait pas que t'es lesbienne, t'es tellement toute mignonne franchement ça se voit pas» (pour celles qu'ont les cheveux longs…). Nous sommes tellement proches; cis ou transgenre, nous partageons vraiment un vécu commun de lesbienne et il devrait être clair que les personnes qui tentent de nous opposer le font pour leur propre intérêt mais ne sont pas en train de défendre les droits des lesbiennes cisgenres.

La société cis-hétéro-centrée s'est fabriqué une image «masculine» de nous et, quand nous ne rentrons pas dans ce moule imaginaire, au lieu d'utiliser le contre-exemple pour, peut-être, par accumulation finir par comprendre que le cliché est complètement faux, elle nie notre identité. Ma collègue m'a confié qu'elle se sent maintenant beaucoup plus féminine, qu'elle prend davantage soin d'elle, met plus de jolies robes là où avant elle se sentait en compétition avec les hommes qu'elle a fréquentés et avait l'impression de devoir lutter pour s'imposer. Personnellement aussi, mon attraction pour les femmes ne m'a jamais fait me sentir particulièrement masculine avant ma transition et depuis elle n'est jamais cause de dysphorie. Je ne me sens jamais aussi féminine que quand je serre ma chérie au creux de mes bras, la rassure et prend soin d'elle.

Le problème de ces injonctions paradoxales et de cette obsession de la masculinité, c'est qu'elles nous empêchent d'être nous même, dans notre genre et notre sexualité, spontanément et naturellement. Car oui nous sommes des femmes et des femmes féminines. Et oui, nous avons le droit d'être parfois masculines quand nous voulons, quoique celà puisse effrayer le patriarcat, et sans que cela ne fasse de nous des hommes. Ma collègue a eu cette expression que j'ai trouvée géniale et qui m'a beaucoup aidée : elle m'a dit qu'elle aimait bien aussi parfois, par exemple sur un terrain de sport, «faire son bonhomme». Et elle a entièrement raison. Nous ne sommes pas des petites choses fragiles, pourquoi notre féminité nous interdirait de revêtir parfois une certaine énergie, de nous dépenser et d'extérioriser toute la force que nous avons en nous ? Ces qualités n'appartiennent pas à ces messieurs même si la formulation qu'elle a employé est justement problématique parce qu'elle semble leur reconnaître cette appartenance.

Rétrospectivement je trouve que j'ai un peu trop cherché à exprimer ma féminité depuis le début de ma transition de genre, ce qui est normal étant donné l'énorme déséquilibre précédent qu'il y a à rattraper et puis c'est tellement dur de se faire accepter et reconnaître pour qui nous sommes en début de transition quand le corps est encore si dur à accepter et met en doute notre identité de genre en permanence. Rien ne semble de trop pour tenter d'enfouir cette masculinité honnie. Et bien moi aussi j'ai le droit d'être une petite brute de temps en temps, de «faire mon bonhomme» sans que ça fasse de moi un mec.

En partant du labo, après cette discussion, je me souviens que je me suis sentie les épaules un peu plus larges que d'habitudes. Mais pour la première fois, je ne me suis pas sentie dysphorique pour autant : je me sentais une femme forte, libre, lesbienne et fière.